Bombe à retardement [1974]

Publié le par Antoine Leruste

Un souvenir: je suis dans un magasin de tissu avec mon père et mon frère... j'ai environ 6 ans, lui en a environ 4...mon père met un temps fou à faire ce qu’il a à faire, et cela frustre mon frère qu'il ne fasse pas attention à lui...il commence donc à s’agiter, et mon père n’arrête pas de lui demander de se calmer et il me laisse m'occuper de lui pendant qu'il est occupé à obtenir ce qu’il est venu chercher...soudainement, sans prévenir, mon frère jette sa tête en arrière et se la cogne sur une agrafe en métal accrochée à une table basse...il me regarde avec des yeux surpris, et alors des litres de sang commencent à littéralement gicler hors de sa tête…je n’ai jamais vu autant de sang de ma vie, et je suis au bord de l’évanouissement...le hurlement que pousse mon frère à retardement fait revenir mon père auprès de nous, et alors qu’il me demande "qu’est-ce qui s’est passé?", une femme qui s'est avérée justement se tenir là dit "je ne sais pas, il est juste devenu fou et a jeté sa tête contre la table"...mon frère porte une jolie veste blanche de base-ball, et elle s’imbibe si bien de sang que maintenant il ressemble à quelqu’un qui viendrait d’être victime d’un meurtre...mon père colle sa main sur sa tête, comprimant la plaie, mais le sang continue à gicler entre ses doigts...nous courrons à la voiture de mon père, une vieille Duster jaune, et nous nous précipitons vers un hôpital...maintenant c’est à moi de l’empêcher de saigner plus...il semble qu’il ait déjà perdu une énorme quantité de sang au moment où nous sommes arrêter par la police (ils ont vu mon père griller une intersection), et une fois qu'ils voient mon frère de près, ils nous offrent une escorte spectaculaire jusqu’à l'hôpital...

Le terrain derrière l’épicerie devient notre cour de jeu quotidienne, un simple terrain vague d'asphalte et d’ordures, avec des déchets pourris partout sur le sol (j'apprends une leçon de la manière dure quand je décide de donner un coup de pied dans une tomate et que son jus gicle tout droit dans mon œil)...les employés du magasin nous tolèrent généralement nous et nos singeries, nous ignorant quand ils sont occupés et entamant des conversations quand ils s’ennuient...en particulier, un employé fainéant se met en tête d’essayer de nous chasser des lieux en nous montrant un insigne et en nous disant qu'il est flic...nous répondons intelligemment que s'il est flic, que fait-il alors à travailler dans une épicerie...il ne sait pas quoi répondre, et nous laisse entièrement seuls par la suite...afin d'aider la famille à faire des économies, nous prenons souvent des bons au magasin, espérant apporter quelque contribution au problème constant de ne pas avoir assez de quoi que soit; assez d'argent, assez de nourriture, assez de temps...un jour, le magasin fait une promotion pendant laquelle, pour un certain temps, vous obtenez une remise de 10% sur vos prochains achats, basée sur vos tickets de caisse du mois précédent (comme nous faisons en moyenne pour environ $200 d’achat par mois à l'épicerie, nos économies seraient d’environ $20 ou quelque chose comme ça)...je me dis que puisqu'il n'y a aucune limite à la remise pendant la promotion, si nous rassemblons les tickets de caisse d'autres personnes, nous pouvons faire économiser bien plus d'argent à notre famille, ainsi je recrute mon frère pour rester devant magasin avec moi des heures durant, demandant à chaque personne qui sort si elle serait d’accord pour nous donner son ticket de caisse...la plupart des personnes, n’étant pas au courant de la promotion, nous remettent volontiers leurs tickets, et entre ceux-ci et ceux que nous déterrons honorablement des poubelles, nous parvenons à rassembler plus de $2000 en tickets de caisse en environ 2 semaines, faisant ainsi économiser à notre famille l'équivalent d’un mois entière de courses...cela ne plaît pas au patron du magasin, et il nous le fait savoir...

Nous nous mettons en tête que nous voulons camper dehors, et nos parents sont d’accord tant que nous restons dans le petit terrain clos en béton derrière notre appartement et que nous ne partons pas…n’ayant jamais campé, ou dormi dehors auparavant, nous devenons fous à faire nos plans…mon père nous informe que si nous restons dehors 'pour de vrai', nous devrons vraiment passer la nuit entière dehors, ce qui signifie ne pas rentrer au milieu de la nuit, même pas pour aller aux toilettes…il insiste sur le fait que si nous voulons que ce soit une véritable expérience, nous devons nous préparer comme si c’était une véritable nuit en forêt…nous en parlons à quelques parents des alentours, et 3 de nos autres amis obtiennent la permission de se joindre à nos aventures (2 garçons et une fille)…nous nous y mettons tous et construisons une tente compacte faite de couvertures, la remplissant de jouets, de snacks et d’eau, et on nous laisse tout seuls…nous sommes enchantés de notre liberté, et chaque bruit de voiture qui passe ou de camion en train de se faire décharger devient à minuit quelque chose de menaçant…notre seule lumière est une simple lampe torche, et je fais de mon mieux pour essayer de donner la chair de poule aux autres en racontant des histoires d’horreur…finalement, une fois que nous n’avons plus rien à nous dire, et que chaque morceau de sucre a été englouti de bon appétit avec la faim d’une terreur nouvelle, chacun se couche pour un sommeil tranquille et heureux…

Après deux heures de sommeil, je me réveille dans la brise, et il commence à pleuvoir doucement, et le doux tapotement de l'eau sur les couvertures sonne comme un petit tambour à la peau bien tendue...puis le tonnerre se met à gronder, et il se met à pleuvoir à verse...la tente commence à s’inonder plus rapidement que nous ne pouvons évacuer les poches de pluie...les couvertures en-dessous de nous absorbent l'eau, de telle sorte que maintenant nous sommes trempés, froids, et misérables, et il n’y a nulle part où nous puissions aller...le gamin qui habite en face est le premier à courir chez lui bien que nous le traitions de fils à maman…il dit qu’il n’en à rien à faire de ce que nous pensons, et puisque son lit chaud et sec est juste à 25 pieds de là, il s’en va précipitamment...le frère et la sœur, d’une autre trempe, tiennent quelques heures dans cette tempête aux proportions bibliques, mais quand la foudre tombe tout près et juste au-dessus de nous, ils décident qu’ils en ont eu assez...mon frère et moi nous retrouvons donc seuls, assis sous un toit s’effondrant sans cesse, ne sachant que faire...mon frère dit qu'il veut rentrer, mais je lui rappelle ce que notre père a dit au sujet de tenir bon...il m'ignore, quittant rapidement notre tente pour filer tout droit vers notre porte de derrière...quelques temps après, il revient, trempé, parce que la porte a été fermée à clef pour la nuit…nous restons donc ainsi assis pendant des heures jusqu’à ce que la tempête passe, finalement jetant de côté les couvertures trempées, assis côte à côte sur les marches de derrière alors que percent les lumières du petit matin...mon frère passe le temps restant à manger tranquillement des biscuits pour chien tandis que j'essaye d'essorer les lourdes couvertures...

Nous explorons chaque centimètre carré de notre minuscule voisinage, chevauchant nos vélos comme si nous étions constamment sous un assaut invisible...on peut toujours nous entendre venir parce que, suivant la mode d’alors, nous avons accroché des cartes de base-ball aux rayons de nos roues, ce qui fait un crépitement infernal lorsque nous arrivons...notre monde est petit, mais il semble immense, cette utopie suburbaine de grottes mal-agencées et de parkings vides...notre vie à la maison est une contradiction étrange et constante, la famille normale avec 2 enfants et l’épouse jolie et le papa qui fume un joint pendant le dîner...Je suis réputé être le plus gros mangeur de la famille, la plaisanterie étant que j'ai "une jambe de bois"...ce n’est pas rare que mon père me défie pour voir combien je peux manger, ou à quelle vitesse...une certaine nuit, il me met au défi de manger une bol entier de spaghetti...ma récompense si je "gagne" doit être 3 gros gâteaux au chocolat pour mon dessert...après avoir englouti toute cette nourriture, j‘avale aussi les gourmandises au chocolat, non pas parce que j'ai faim, mais parce que j'ai gagné et que j’ai prouvé à mon père qu’il avait tort...je suis vraiment heureux et content, jusqu’au moment où je vomis la concoction entière…mais je m’en fiche, parce que j’ai gagné le pari, et c’est tout ce qui compte…

L’épicerie fait une nouvelle promotion, cette fois-ci c’est une sorte de loto où vous devez rassembler toutes les pièces d'une certaine rangée, et si vous y parvenez, vous gagnez le lot associé à cette rangée...le meilleur lot, que vous obtenez en complétant la rangée du milieu, est $2.000 en cash...donc de nouveau, mon petit frère et moi décidons de nous en occuper, et nous reprenons nos anciennes places devant l’épicerie, dérangeant les clients qui sortent en leur demandant leurs morceaux de loto...le patron essaie de nous chasser, conscient de notre détermination, mais nous l’ignorons et lui disons que le trottoir est une propriété publique...à chaque fois que nous obtenons une nouvelle pièce que nous n'avons pas encore, nous la mettons sur la carte de jeu fournie que nous avons collée sur la porte du réfrigérateur...après environ 3 semaines, nous arrivons à obtenir ce qui a l'air d'être le morceau magique, et cela nous rend fou de savoir que nous allons faire gagner le prix de $2.000 à notre famille...cependant, il y a un problème, parce que le morceau central est accidentellement tombé, et juste au cas où, ma belle-mère a écrit que le morceau "est tombé derrière le réfrigérateur" sur la carte...au début, nous pensons que le morceau manquant n'est peut-être pas si rare du tout, donc nous cherchons maladroitement parmi toutes les pièces en double pour voir si nous l'avons...nous nous inquiétons vraiment lorsque nous nous rendons compte que le morceau manquant est le morceau le plus difficile à obtenir de tout le jeu, donc nous devons trouver ce morceau, sinon nous ne gagnons pas l'argent!!...nous commençons tous les 4 à chercher frénétiquement du mieux que nous pouvons, déplaçant finalement le réfrigérateur, et vidant complètement tous les tiroirs...nous cherchons environ 4 heures, jusque tard dans la nuit, mais nous ne retrouvons jamais la pièce...

Un soir, au crépuscule, mon frère et moi marchons près de notre maison quand notre attention est attirée par un bruit de tic-tac fort...nous établissons tout deux que le tic-tac provient d'une voiture garée, et je glisse nerveusement ma tête sous la voiture pour voir ce qui pourrait être la cause de ce bruit...mon frère pense que c’est une bombe, et ne sachant pas vraiment si je suis d'accord avec lui ou pas, je lui demande "qu’est-ce que tu penses que nous devons faire?"...il suggère que je frappe à la porte de l'appartement devant lequel la voiture est garée, parce que c'est peut-être leur voiture, et si ce n'est pas le cas, ils pourraient peut-être appeler la police…c’est à moi d’agir maintenant, et je frappe donc délicatement à la porte, et une gentille dame d’âge moyen me répond...je lui demande gentiment, "madame, est-ce que c’est votre voiture?", montrant prudemment la voiture..."oui, mon garçon, pourquoi?"…"umm, je suis désolé de vous déranger si tard, mais je pense que quelqu’un a posé une bombe sous votre voiture"…elle appelle son mari, et je répète rapidement mon histoire…il rit et me dit, en me tapotant sur l’épaule "merci de t’en inquiéter, mais c’est juste le bruit que fait une vieille voiture lorsqu’il fait chaud et qu’elle se refroidit, donc ne t’en fais pas et rentre vite chez toi maintenant"…


En train de jouer dehors un après-midi, je rentre à la maison prendre un verre de jus de fruit kool-aid quand je trouve ma belle-mère essoufflée d’excitation...elle me demande que si je veux savoir un secret, un secret à ne pas répéter à mon père..."tu es prêt?"...après une longue pause, elle me dit nerveusement, "je vais avoir un bébé!"...je ne l'ai jamais vue aussi heureuse..."ne le dis pas à ton père, parce que je veux lui faire la surprise"...quand mon père rentre finalement à la maison, je l'évite comme la peste, parce que je ne veux pas qu'il aperçoive le secret dans mes yeux...après un certain temps, le moment arrive finalement quand elle décide de le lui dire...il est assis à la table de la cuisine, en train de regarder une émission à la télé sans le son quand elle vient et lui dit "j'ai une grande surprise pour toi"...sa réponse me surprend, car sans la regarder et sans émotion aucune, il dit de façon directe "tu es enceinte"...elle saute avec enthousiasme dans ses bras, mais il ne semble pas du tout heureux de la grande nouvelle...



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Traduction par Benjamin Pruvost et Antoine Leruste. Copyright 2005. Tous droits réservés. Toute reproduction est interdite sans autorisation écrite.

Publié dans Les Confessions

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E
Que de souvenirs, des bon des moins bon...
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